Pallade Veneta - Les Albanais "effacés" du sud de la Serbie

Les Albanais "effacés" du sud de la Serbie


Les Albanais "effacés" du sud de la Serbie
Les Albanais "effacés" du sud de la Serbie / Photo: Una SABLJAKOVIC - AFP

"On m'a supprimée". Alimja B. est Serbe d'origine albanaise, et administrativement, elle n'existe plus - elle ne peut ni se soigner, ni travailler, ni voter aux prochaines élections. Comme elle, ils seraient des milliers d'Albanais à avoir été effacés des registres par une simple décision administrative: la "passivation".

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Ces dernières années au moins 5.500 Serbes albanais de la vallée de Presevo (sud) ont été radiés, selon des registres officiels publiés par l'ONG Initiative des jeunes pour les droits humains (YIHR), des documents que l'AFP a pu consulter, et des chercheurs. "Exclusivement des gens d'origine albanaise", souligne YIHR.

C'est dans cette vallée du sud de la Serbie que vit la plus grande population d'Albanais de Serbie - environ 58.000 personnes.

Cette région, très pauvre, fut l'un des points de crispations entre Serbes et Albanais après la guerre du Kosovo (1998-1999, 13.000 morts). Il fut même parfois question, dans certains plans internationaux, d'échanger ce territoire contre un bout du Kosovo peuplé majoritairement de Serbes. Mais, en visite à Medvedja en 2019, le président serbe Aleksandar Vucic y a déclaré que la ville "était et resterait" serbe.

Pour "réduire le nombre d'Albanais vivant dans le sud", écrivait en 2021 le Comité Helsinki pour les droits de l'Homme en Serbie, "l'Etat mène ce processus de "passivation" (...) cette mesure est, par essence, une sorte de nettoyage ethnique par des moyens administratifs".

Flora Ferati-Sachsenmaier, chercheuse à l'université de Göttingen (Allemagne), est spécialiste de cette question. Selon elle, la question des listes électorale est centrale - car elle a conduit à la prise de la ville par le parti du président, Aleksandar Vucic.

"Entre 2015 et 2019, le nombre de conseillers municipaux albanais est passé de 8 à 3" pour la ville de Medveđa, explique-t-elle.

Des accusations que le gouvernement a toujours balayé.

"Les allégations selon lesquelles des milliers d'Albanais de la soi-disant vallée de Presevo ont été supprimés des listes électorales, affirmant que la police a passivé leurs adresses et les a laissés sans documents personnels sont inacceptables, et nous les rejetons comme absolument incorrects", a déclaré début décembre le ministre de l'Administration d'État et de l'autonomie locale, Aleksandar Martinovic.

- Une vie sans adresse -

Selon la loi, si la police constate qu'une personne ne vit pas à l'adresse indiquée, elle "passive" cette adresse. Il est possible de déposer un recours, mais uniquement en présentant la preuve de la radiation.

Or, les personnes contactées par l'AFP affirment avoir été radiées alors qu'elles habitaient bien chez elles, et expliquent que personne ne les en a informées. Dans la plupart des cas, elles ont découvert qu'elles n'existaient plus légalement en essayant de renouveler des documents d'identité.

"Ces gens deviennent littéralement invisibles. Quant à ceux qui s'adressent à la police, ils vivent un cauchemar, car une nouvelle vérification de leur résidence peut durer des années", explique Arben Ferati, candidat du Parti Démocratique aux élections locales à Medvedja.

Dans cette municipalité, entre 2011 à 2020, plus de 4.000 personnes ont été radiées, selon plusieurs sources, dont le rapport du YIHR publié à l'automne et l'étude du comité Helsinki.

Elles vivent dans la peur, ne quittent pas leur domicile pendant des mois, et acceptent rarement de parler aux journalistes, craignant que cela n'aggrave leurs problèmes.

Alimja B., 54 ans, a accepté de rencontrer une équipe de l'AFP. Son adresse a été "passivée" en 2019. C'est pourtant assise dans sa maison d'un village près de Medvedja, où elle vit avec son mari et ses enfants, qu'elle raconte.

"Ils m'ont dit que je n'avais aucun droit (...) que je n'avais pas le droit de travailler, ni d'aller chez le médecin. C'est une injustice. Je me sens mal, parce que ça fait 36 ans que je suis mariée, je n'ai jamais déménagé. Et j'ai été supprimée".

Akija Eminovic, d'un village voisin, a perdu son adresse car il n'avait pas, selon le ministère de l'Intérieur, déclaré qu'il vivait en Suisse depuis des années.

C'est en 2020 - quand il a voulu voter lors des dernières élections - que l'ambassade serbe en Suisse l'a informé qu'il n'en avait pas le droit.

"Je n'existe pas pour la Serbie, alors que j'y ai une maison et que j'y paie régulièrement les factures, mes impôts", explique-t-il par téléphone. "J'ai fait un recours, mais je n'ai jamais reçu de réponse". Son fils aussi a été radié.

Pourtant selon la loi, explique Marko Milosavljevic, chercheur chez YIHR, "même quand quelqu'un ne dépose pas de recours, la police est obligée de lui attribuer une adresse, celle de son conjoint, de ses parents... Personne ne peut rester en permanence sans adresse. Cela n'est possible que si quelqu'un est déchu de sa nationalité, ou en cas de décès".

- Inconstitutionnelle -

Dès 2020, le Centre pour la recherche, la transparence et la responsabilité (CRTA) avait demandé au ministère de l'Administration d'État et de l'autonomie locale de mettre fin à la radiation des listes électorales des citoyens dont les adresses ont été "passivées".

"L'article 52 de la Constitution stipule que chaque citoyen serbe adulte a le droit de voter et d'être élu. Donc la radiation des listes électorales fondée sur la passivation des adresses est inconstitutionnelle", affirme Pavle Dimitrijević, avocat et juriste en chef du CRTA.

Teuta Fazliu, née à Bujanovac, aujourd'hui employée à Pristina, au Kosovo, fait partie des rares personnes à avoir réussi à déposer un recours.

Son adresse à Bujanovac a été passivée en 2020, car selon le tribunal administratif, le 9 avril 2020 [pendant le couvre-feu de l'épidémie de Covid-19, ndlr] la police a constaté qu'elle n'était pas chez elle.

"En 2020 je pouvais me soigner à la clinique de Bujanovac, aujourd'hui ce n'est plus possible", déplore-t-elle, en ajoutant qu'elle a aussi perdu le droit de vote. "En 2022, avant les dernières élections mon nom ne figurait pas sur la liste électorale. Je vais quand même essayer de voter en décembre..."

Après une première réponse négative du tribunal administratif, elle a saisi la Cour Constitutionnelle. En cas de réponse négative, elle a déjà prévu de saisir la Cour européenne des droits de l'Homme.

Selon un document que s'est procuré YIHR, le nombre d'électeurs inscrits sur les listes électorales de Medvedja lors des élections locales en 2015 était de 10.456. En 2022, ce chiffre est tombé à 6.147.

Dans une réponse à l'AFP, le ministère de l'Administration d'État et de l'autonomie a indiqué que, entre janvier 2019 et décembre 2022, seuls trois recours ont été déposés contre la radiation des listes électorales dans cette municipalité. Les recours pour les années précédentes dans la vallée de Presevo n'étaient pas disponibles dans l'immédiat, car "dans les archives".

Pour éliminer tout soupçon, suggère Marko Milosavljevic, il suffirait "que le ministère de l'Intérieur publie des données complètes sur les citoyens radiés" à l'échelle de la Serbie.

A.Fallone--PV