Dans les montagnes à thé de Turquie, les téléphériques de la peur
Sevilay Sen accourt, s'essuie le front et actionne un levier. Trente secondes plus tard, trois énormes ballots de thé fraîchement coupé arrivent sur un téléphérique artisanal, prêts à venir remplir la remorque d'une voiture hors d'âge.
"Je ne monte plus dessus, j'ai eu trop d'accidents", lâche encore transpirante la sexagénaire, qui depuis deux ans préfère remonter à pied la pente vertigineuse sur laquelle elle et son mari cultivent leur thé, plutôt que de faire confiance à leur vieux téléphérique couvert de rouille.
Dans le village de Daginiksu, perché sur une crête surplombant Rize, grande ville du nord-est de la Turquie, des dizaines de téléphériques construits par les habitants relient la route principale aux champs de thé qui s'étalent à perte de vue.
"Je les utilise quand je n'ai pas le choix. Sans téléphérique, il n'y a pas de vie ici", résume Ercan Çalik, 50 ans, qui égrène son chapelet en remontant jusqu'à un virage où huit d'entre eux, certains vieux d'un demi-siècle, sont alignés face à un versant qui produit chaque année des centaines de tonnes de thé.
Indispensables au transport du thé, qui recouvre 90% des terres agricoles de la province, ces engins de fortune sont utilisés par nombre d'habitants pour se rendre aux champs, souvent situés dans des vallées encaissées inaccessibles en voiture ou en tracteur.
- "Par la grâce d'Allah" -
Mais le voyage est périlleux sur ces téléphériques sans rebords ni protections, faits de quelques planches de bois fixées à une ossature en métal suspendue à un câble d'acier.
Début avril, deux voisines de Sevilay Sen, prises dans une bourrasque, ont chuté d'une vingtaine de mètres, échappant de peu à la mort.
"Par la grâce d'Allah elles remarcheront un jour", dit avec émotion et colère Hasan Uzun, le mari d'une de ces voisines, clouée au lit depuis sa sortie de l'hôpital.
L'accident a créé la psychose à Daginiksu, où toutes les familles ou presque vivent du thé, qu'elles revendent aux mastodontes du secteur - dont l'entreprise publique turque Çaykur.
"Je ne monte plus sur mon téléphérique depuis l'accident, j'ai peur", confie devant sa maison Hurmet Yildirim, 64 ans, les cheveux couverts d'un voile noir. "C'est de nos vies dont il est question", insiste-t-elle.
La Chambre des ingénieurs en mécanique de Rize, qui estime à environ 15.000 le nombre de téléphériques dans cette région montagneuse dominant la mer Noire, a recensé dix-huit décès et plusieurs centaines de blessés entre 2008 et 2021.
- "Montagnes enneigées" -
Au moins deux habitants de Rize et de la province voisine de Trabzon sont morts depuis, dont un jeune homme de 25 ans électrocuté en juillet 2023 après être monté sur un téléphérique chargé de thé.
Deux médecins légistes de la région ont publié dans une revue scientifique turque en 2021 une étude portant sur huit accidents mortels de téléphérique, dont six ont coûté la vie à des travailleurs du thé.
"Puisqu'il n'existe aucun permis pour ces téléphériques primitifs, aucun test ou entretien périodique n'est réalisé", soulignent les auteurs.
À 6 km de Daginiksu, dans le village de Selamet, Kasim Karaosman, 90 ans, continue de se hisser chaque jour sur le sien, qu'il a conçu de toutes pièces en 1970.
Lui n'a pas le choix: sa maison est située au sommet d'une colline inaccessible par la route, et c'est sur son téléphérique que les matériaux de construction de la bâtisse ont été transportés il y a cinquante ans.
"Quand tu montes il ne faut pas regarder vers le bas", conseille le vieil homme à la barbe blanche, qui enroule son bras gauche autour de la barre en métal de son appareil avant d'entamer sa périlleuse ascension, longue de 300 mètres, par dessus une rivière et des champs de thé.
Qu'importe l'âge et le risque, le nonagénaire, bonnet noir retroussé par dessus les oreilles, n'entend pas quitter sa colline: "De là-haut, je vois les montagnes enneigées".
A.Rispoli--PV