Le délicat jeu d'équilibriste du gouvernement haïtien avec l'arrivée des forces kényanes
Confrontés au besoin urgent de rétablir la sécurité mais aussi de regagner la confiance de la population, les nouveaux dirigeants haïtiens doivent se livrer à un difficile jeu d'équilibriste avec l'arrivée de policiers kényans à Port-au-Prince.
Les autorités provisoires, qui n'ont pas été élues, et leurs soutiens internationaux affirment que la mission menée par le Kenya et appuyée par l'ONU est essentielle pour arracher la capitale aux gangs qui terrorisent les habitants.
Mais le souvenir de précédentes interventions étrangères reste vif.
"Après leur départ, les mêmes choses vont se reproduire", affirme à l'AFP un résident de Port-au-Prince qui a préféré rester anonyme.
"La véritable solution ne viendra pas des étrangers. Ce n'est pas à eux de venir résoudre quoi que ce soit", ajoute-t-il, en appelant les dirigeants haïtiens à "s'unir pour avancer".
Haïti souffre depuis longtemps de la violence des gangs. Mais la situation s'est encore détériorée fin février lorsque des groupes armés ont lancé des attaques coordonnées à Port-au-Prince, affirmant vouloir renverser le Premier ministre controversé de l'époque, Ariel Henry.
Ce dernier a depuis démissionné, remettant le pouvoir à un conseil présidentiel de transition qui a nommé Garry Conille Premier ministre.
La tâche du nouveau gouvernement transitoire est monumentale: soulager la profonde crise politique, humanitaire et sécuritaire et ouvrir la voie aux premières élections depuis 2016.
"Aucun responsable en Haïti n'a été élu. Nous sommes donc en terrain très inconnu", dit François Pierre-Louis, professeur de sciences politiques au Queens College de New York.
"Tout en Haïti aujourd'hui est inconstitutionnel, illégitime", ajoute cet ancien conseiller du gouvernement haïtien.
- Besoin de sécurité -
Ravivant les interrogations sur la manière dont les forces kényanes vont gérer les troubles en Haïti, la police au Kenya a récemment tiré à balles réelles sur des manifestants.
Haïti elle-même garde le souvenir amer d'interventions étrangères brutales, d'une occupation américaine de deux décennies au début des années 1900 à une épidémie meurtrière de choléra liée à une mission de maintien de la paix de l'ONU dans les années 2010.
Pour être éligibles au conseil présidentiel de transition, soutenu par les Etats-Unis et la Communauté des Caraïbes, les candidats devaient impérativement accepter le principe du déploiement de la force multinationale menée par le Kenya.
"Cela a donné dès le départ l'impression qu'il s'agissait encore d'un gouvernement choisi par les étrangers", estime Jake Johnston, chercheur au Centre pour la recherche économique et politique à Washington.
Un conseil national de sécurité censé aider à superviser la mission doit encore être mis sur pied, et "personne ne peut dire (...) qui, au bout du compte, est responsable, (et) comment se déroulera le contrôle", dit-il.
Malgré tout, de nombreux Haïtiens, avides d'un retour à l'ordre, disent soutenir la force.
"Nous vivons dans un pays où l'on ne peut plus rien faire. Mes enfants ne vont plus à l'école. Ce serait vraiment merveilleux pour nous que les enfants puissent se sentir à leur aise. Parce que ces enfants qui sont en train de grandir ne doivent pas vivre à leur tour ces actions", dit ainsi Nathalie, 20 ans.
- Tenir des élections, réaliste? -
Le fait que les autorités actuelles peinent à regagner le contrôle de pans du pays signifie que tenir des élections pourrait être impossible, jugent des experts.
Après le tremblement de terre qui a dévasté Haïti en 2010, les Etats-Unis et d'autres avaient fait pression pour que des élections, retardées par la catastrophe, soient organisées le plus rapidement possible. Résultat: un scrutin marqué par des violences, largement considéré comme illégitime.
Au-delà du besoin urgent de rétablir la sécurité, le gouvernement doit s'évertuer à restaurer la confiance.
Les liens historiques entre certains politiques haïtiens et les gangs, par exemple, alimentent la méfiance.
Traditionnellement, "le gouvernement ne fait pas beaucoup pour la plupart des gens et personne n'a confiance en l'Etat", affirme M. Johnston. "Si cela ne change pas (...), il est vraiment difficile de voir comment cette dynamique pourrait changer".
Dans un entretien à l'AFP mardi à Washington, le Premier ministre Garry Conille a reconnu que la population avait "historiquement perdu confiance dans ses institutions", promettant d'agir dans la "transparence".
C.Grillo--PV