Mondial: au Qatar, le rêve d'une vie meilleure tourne parfois au cauchemar
Des centaines de milliers de travailleurs migrants ont afflué au Qatar depuis 2010 pour travailler sur les gigantesques projets de construction liés au Mondial-2022. L'AFP a rencontré quelques-uns de ces ouvriers, dont la plupart évoquent leurs rêves de réussite évanouis.
Attirés par la perspective de meilleurs salaires, ces migrants, pour la plupart originaires du sous-continent indien, des Philippines et d'Afrique, représentent près de 90% des 2,8 millions d'habitants de l'émirat.
Sévèrement critiqué pour les décès, les accidents et les salaires non versés à ces travailleurs étrangers, le Qatar a adopté des réformes majeures pour améliorer la sécurité des travailleurs et punir les employeurs récalcitrants.
Les autorités ont aussi versé des centaines de millions d'euros pour compenser les salaires impayés mais, pour les associations de défense des droits humains, ces réformes sont tardives et insuffisantes.
- Orphelin -
Les travailleurs migrants partent souvent en famille. C'était le cas de Sravan Kalladi et de son père Ramesh, qui ont construit ensemble les routes menant aux stades du Mondial.
Mais seul Sravan est rentré en Inde. Après une longue journée de travail, son père, âgé de 50 ans, s'est effondré et est mort dans le camp où ils vivaient.
"Le jour où mon père est décédé, la douleur dans sa poitrine a commencé alors qu'il travaillait", témoigne l'homme de 29 ans, la voix chevrotante. "Nous l'avons emmené à l'hôpital... J'ai dit aux médecins d'essayer encore et encore de le réanimer."
Les conditions de travail n'étaient "pas bonnes du tout", dit-il, décrivant de longues journées et des heures supplémentaires sous-payées. Son père, chauffeur, "allait travailler à 03h00 et revenait à 23h00".
Ils vivaient à six ou à huit dans une pièce où "à quatre on ne pouvait même pas s'asseoir correctement", affirme Kalladi. "Nous avons dû travailler dans des conditions météorologiques extrêmes et la nourriture n'était pas bonne."
Après avoir ramené le corps de son père dans le sud de l'Inde, avec un moins de salaire en guise de compensation, le fils n'est jamais retourné au Qatar.
Sa maison inachevée est un rappel brutal de leurs rêves non réalisés. "Nous faisons partie de l'entreprise vivants mais pas morts", déplore-t-il. "Nous leur avons fait confiance, quitté nos foyers pour travailler pour eux et ils nous ont laissé tomber."
Depuis six ans, le jeune homme aide d'autres familles à rapatrier les corps de leurs proches décédés dans le Golfe. Mais, désormais, il envisage d'y retourner afin de gagner suffisamment pour terminer sa maison.
- Expulsé sans argent -
Aupon Mir a travaillé pendant quatre ans au Qatar, posant notamment le marbre étincelant du stade international Khalifa de Doha.
Mais, victime d'une escroquerie, il est rentré chez lui les mains vides. Le contremaître a emporté nos fiches de paie et s'est enfui avec tout notre argent", raconte-t-il.
Le maçon de 33 ans a dépensé "700.000 taka bangladais (environ 6500 euros) "pour aller au Qatar changer de vie" en 2016. Il a consacré toutes ses économies et s'est même endetté auprès de sa famille pour quitter l'ouest rural du Bangladesh.
Dans l'émirat, il a travaillé pour une entreprise indienne du bâtiment dans sept des huit stades du Mondial. Mais, faute d'un permis de travail en règle, il a été arrêté en 2020 et expulsé.
"Je suis rentré chez moi avec 25 rials qataris (6,50 EUR). C'est ce que le Qatar m'a apporté", déplore ce père de deux enfants, devant sa maison et sa boutique de thé.
"Je rêvais de construire une belle maison, de vivre une vie meilleure, d'envoyer mes enfants dans de bonnes écoles, mais aucun de ces espoirs ne s'est réalisé. J'ai seulement accumulé un tas de dettes que je traîne encore."
Mir se réveillait aux aurores pour prendre le bus jusqu'aux chantiers où il travaillait dix heures par jour dans une chaleur torride, parfois sans manger faute d'argent. Il lui est arrivé de dormir sur la plage faute de pouvoir payer un loyer.
"Tout cela pour finir par être expulsé sans argent ni honneur", se désespère-t-il.
- Reconnaissant -
Parmi les travailleurs en quête de meilleurs revenus au Qatar et chez ses voisins du Golfe, certains disent s'en être bien sortis.
C'est le cas du Bangladais Abu Yusuf (un nom d'emprunt car l'homme prévoit de retourner dans l'émirat), qui a travaillé comme chauffeur, ouvrier en bâtiment et soudeur, dont plusieurs mois dans une caserne de pompiers dans un stade.
L'homme de 32 ans, qui a versé 680.000 taka bangladais (environ 6300 EUR) pour financer son voyage, gagnait environ 700 dollars (760 EUR) par mois et se dit "plus que satisfait" de son salaire.
Si une partie de son dû lui a été volé par un entrepreneur, l'homme fait tout de même l'éloge des autorités locales: "ce sont des gens bien. Beaucoup de Qataris m'ont aidé".
Le mois dernier, Yusuf est rentré dans le centre du Bangladesh, où il a été élevé par sa mère dans une extrême pauvreté. Il y construit une maison et s'est acheté une nouvelle moto, tout en couvrant les dépenses de sept personnes, dont sa mère et la famille de son frère aveugle.
Fervent supporter de l'Argentine, il aimerait assister à un match dans le stade Al-Bayt, où il a travaillé comme soudeur.
"C'est un beau stade. Je suis fier d'être parmi les ouvriers qui l'ont construit", lance-t-il, ajoutant qu'il espère travailler encore dix ans au Qatar, où il a été "bien traité".
- Aveugle -
La vie de Babu Sheikh a basculé pour le pire au Qatar, après une chute de quatre mètres sur un chantier près de Doha.
Victime d'une fracture du crâne, ce père de famille bangladais a passé quatre mois dans le coma et dix-huit au total à l'hôpital. A charge pour sa famille de payer les factures.
"Quand j'ai repris conscience, je ne pouvais plus rien voir, se souvient-il. Je ne pouvais pas croire que j'avais perdu la vue."
Les autorités qataries ont poursuivi son employeur mais l'affaire a été classée sans suite et il dit n'avoir jamais reçu aucune indemnisation.
Désormais, Sheikh passe le plus clair de temps assis dans la cour de sa maison. Certains jours, son fils le conduit au marché voisin ou au stand de thé où il discute avec ses amis d'enfance.
"Je ne veux pas vivre comme ça", se lamente-t-il. "Je voudrais travailler. Je n'arrive pas à dormir car je m'inquiète pour l'avenir de ma famille, de mon fils et ma femme."
Son petit garçon, qui a maintenant cinq ans, est né alors que Sheikh était au Qatar. Il n'a donc jamais vu son visage.
"Tout ce que je souhaite, c'est retrouver la vue. Je veux voir mon fils. Est-ce qu'il me ressemble ?", s'interroge-t-il.
- Affamé et nostalgique –
Quand son entreprise a cessé de verser son salaire un beau jour de 2018, Jovanie Cario raconte n'avoir eu d'autre choix que de se faire arrêter pour recevoir un repas gratuit.
L'ouvrier en bâtiment, qui a passé six ans au Qatar, explique que cette tactique était courante chez les migrants Philippins en difficulté. L'astuce était de montrer à la police des papiers d'identité périmés afin d'être arrêté pour la nuit, nourri et finalement libéré.
"Au poste, il y avait beaucoup de nourriture", raconte l'homme de 49 ans. "Une fois libérés, nous retournions à notre logement l'estomac plein".
Arrivé au Qatar en 2012, il a été affecté à l'installation de panneaux de verre et d'aluminium dans plusieurs chantiers, dont le stade de 80.000 places de Lusail, proche de Doha, où se tiendra la finale le 18 décembre.
Cario n'était pas mécontent de ses revenus, supérieurs à ce qu'il touchait en tant que vendeur de produits Nestlé aux Philippines et dont la plus grande partie allait à sa famille, dans son pays d'origine.
Mais encore fallait-il être payé... Parfois sans salaire pendant plusieurs mois, l'ouvrier s'est trouvé contraint d'emprunter auprès d'amis, de proches ou même d'usuriers.
Quand cela s'est encore produit début 2018, Cario a continué à travailler, ignorant que son employeur avait fait faillite. Il s'en est sorti au bout de trois mois en obtenant une indemnisation de la part le ministère du Travail du Qatar, avant de rentrer chez lui.
Tiraillé entre le mal du pays et la volonté de gagner plus d'argent, ce Philippin n'a vu ses deux enfants qu'une seule fois au cours de ses six années passées dans l'émirat. "Le corps aspire à rentrer mais les poches ne sont jamais assez pleines", conclut-il.
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H.Lagomarsino--PV