Pour les orphelins rwandais, 30 ans de reconstruction avec l'esprit "toujours là-bas"
Les génocidaires ont voulu son "effacement" parce qu'elle était une enfant tutsi en 1994 au Rwanda. Rescapée de l'abîme, Jeanne s'est interrogée: "Est-ce que je leur cède ma seconde vie ou est-ce que je la prends ?".
Jeanne Allaire Kayigirwa, qui a survécu au génocide à 16 ans, s'est retrouvée face à ce questionnement abyssal comme nombre d'enfants orphelins ou séparés de leur famille décimée.
Trente ans plus tard, ces enfants adoptés ou ayant grandi en France ont avancé dans leur reconstruction, pour vivre au nom des leurs, malgré un incommensurable chagrin et sentiment d'injustice.
Le génocide des Tutsi, orchestré par le régime extrémiste hutu au pouvoir, a fait près d'un million de morts entre avril et juillet 1994. Ce processus d'extermination systématique a visé sans distinction la minorité tutsi: voisins, amis, hommes, femmes, enfants, vieillards mais aussi des Hutu modérés.
L'AFP a pu retrouver plusieurs de ces témoins, enfants à l'époque du génocide et établis aujourd'hui en France ou retournés vivre au Rwanda.
Comme Jeanne qui a perdu son père, une de ses soeurs, ses amis, oncles, tantes, cousins dans le génocide. "Je ne compte pas."
"Le jour où ils sont venus nous tuer, ils nous ont mis les armes sur les tempes", raconte Jeanne. Elle a échappé "à la mort en face" trois autres fois.
- Silences -
En 2000, elle est partie seule en France où elle a eu "la chance de pouvoir étudier". "Cela m'a aussi beaucoup aidée de ne pas voir les tueurs tous les jours..."
Jeanne a décidé de "prendre sa seconde vie" et s'est construit un avenir professionnel et familial. Elle a travaillé ces dernières années au cabinet de la maire de Paris.
Rapidement après son arrivée en France, elle était entrée dans l'association "Ibuka" oeuvrant pour la mémoire du génocide, où elle a pris des responsabilités nationales.
"J'ai eu l'impression que grâce au témoignage dans les écoles et la transmission, je ne taisais pas les morts qu'on a fait taire".
Le silence, il planera au-dessus de l'enfance de Manzi Rugirangoga, 31 ans.
Le doux piaillement d'un oiseau ponctue l'appel téléphonique, depuis la fenêtre ouverte du bureau de Manzi, responsable de la médiathèque de l'Institut français à Kigali.
A travers sa parole posée, le trentenaire raconte son destin inouï et son chemin de vie entre Rwanda et France.
Trente ans après le génocide, "je ne pense pas qu'on puisse parler d'apaisement", confie-t-il. "J'ai toujours un sentiment de grande injustice par rapport à ce qui est arrivé."
Fin avril 94, Manzi n'est âgé que d'un an et trois mois.
Sa famille tutsi est réfugiée dans une école de Butare (sud). Le 29 avril, des miliciens hutu attaquent. Sa mère - alors même qu'elle porte Manzi dans son dos - est tuée, ainsi que sa tante et son oncle.
"A partir du 29 avril on était orphelins." Sa soeur a quatre ans, son frère sept.
"Les tueurs ne nous ont pas épargnés, ils se sont juste dit qu'on allait mourir de faim ou de chagrin et qu'ils n'allaient pas gaspiller leur énergie ou des balles pour nous."
- "Questionnements" -
La fratrie doit son sauvetage à l'opération des convois humanitaires de l'ONG suisse Terre des Hommes (Tdh) qui permettront l'exfiltration au Burundi d'un millier d'orphelins en juin et juillet 94.
Cette histoire extraordinaire a été racontée en 2024 par l'écrivaine franco-rwandaise Beata Umubyeyi Mairesse - elle même rescapée du génocide et sauvée à l'âge de 15 ans avec sa mère par un de ces convois -, dans son livre "Le convoi".
Le père de Manzi - vétérinaire et qui était en France en avril 94 pour une formation - localisera finalement Manzi au Burundi en juillet dans un orphelinat.
"Plusieurs dizaines de membres de sa famille" avaient été tués au Rwanda, confie Manzi. "Du côté paternel, mon père est le seul qui est resté vivant."
Parce qu'"il n'y avait plus grand-chose à espérer retrouver au Rwanda", le père s'installera avec ses enfants en France.
La France est avec la Belgique et le Canada l'un des principaux pays où vivent ces enfants rwandais réfugiés ou adoptés après 94.
Les années suivantes, la famille de Manzi parlera peu de ce qui est arrivé.
Mais des "questionnements" font surface: "Les gens te demandent d'où tu viens et toi-même, tu sais pas trop..."
Et puis en 2003, c'est le "choc": il rentre pour la première fois au Rwanda. "J'arrivais à mettre des réponses sur des questions; je savais enfin d'où je venais." Alors qu'il traverse une adolescence difficile, Manzi ressent le "besoin instinctif" de retourner au Rwanda et de réapprendre son pays.
A 15 ans, il part seul à Kigali, passe du temps avec sa tante maternelle, son oncle, ses cousins. Il devient interne dans un lycée de l'est du pays, doit apprendre le kinyarwanda. "C'était pas évident, mais stimulant !"
Après des études universitaires en France, il se réinstalle à Kigali en 2019. "Je ne voyais pas mon avenir professionnel ou relationnel en France...", dit-il.
Avec beaucoup de douceur, Sandrine Lorusso, infirmière et mère de deux filles, raconte le même silence ayant entouré son enfance. Elle a perdu ses parents pendant le génocide lorsqu'elle n'avait que neuf ans, la plus jeune d'une famille de neuf enfants, dont trois périront dans les massacres.
A son arrivée à Toulouse (sud-ouest de la France) après le génocide, elle sera adoptée par sa soeur aînée et son mari. Cet entretien à l'AFP constitue son premier témoignage sur ce qui s'est passé pendant sa survie à Kigali.
"C'était pas un sujet dont on parlait à la maison", confie-t-elle.
En 1994, "les tueurs nous ont rassemblés devant notre maison". "Ils ont emmené ma mère, mais ils nous ont laissées là, ma soeur Aline et moi. On s'est réfugiées chez les voisins et quelques minutes plus tard on a entendu les coups de feu", relate-t-elle, voix brisée par l'émotion.
Sa mère venait d'être assassinée.
- Crises d'angoisse -
Trente ans après, elle ignore toujours les circonstances de la mort de son père, dont le corps a été retrouvé dans une fosse commune.
En grandissant, "son cerveau s'est chargé d'occulter" ces souvenirs. Mais son adolescence et son entrée dans l'âge adulte sont "compliquées". Il y a eu "un écroulement de mes 17 à 24 ans et de la dépression."
Et alors qu'elle est enceinte de son premier enfant, son traumatisme revient la hanter. "J'ai fait des crises d'angoisse inexpliquées; on veut occulter, mais tôt ou tard, ça finit par ressortir..."
Lors de son départ pour la France en 2000, Jeanne avait elle aussi pensé "laisser le génocide" derrière elle.
"Je pensais que j'allais vivre une belle vie, j'espérais ne plus avoir les images des ossements, des ruines, mais même lorsqu'on s'éloigne de plus de 6.000 km, on emmène le génocide avec soi..."
Elle décrit comment elle l'a "retrouvé" à des coins de rue en France "parce qu'on tombe sur un endroit où on a l'impression que des gens auraient pu se cacher", ou au cinéma "parce qu'on est perturbé par le bruit d'une arme" et raconte les "cauchemars qui ont longtemps persisté."
Les souvenirs ne laissent pas non plus tranquille Gaspard Jassef. Il a toujours les séquelles de sa survie aux limites de l'indicible: à l'âge de six ans, il s'est caché pendant cinq mois seul dans une forêt pendant le génocide.
"Ces 30 ans de commémoration, je les vis plus intensément... et je voudrais régler toute les inconnues dans ma tête sur mon histoire", lance-t-il, regard soucieux, lors d'un entretien dans un café parisien.
Sa mère tutsi - mariée à son père hutu - et sa petite soeur ont été empoisonnées au début du génocide par des proches, relate-t-il avec douleur.
Son père, craignant pour la vie de son enfant d'origine "mixte", lui ordonne de se cacher dans la forêt. Mais il ne viendra jamais le chercher et sera "assassiné", selon les informations recueillies par Gaspard.
En octobre 94, alors qu'elle travaille dans un dispensaire proche de cette forêt, une infirmière française, Dominique Jassef, découvre l'enfant en état très avancé de malnutrition. "Je mangeais ce que je pouvais, je chassais de petits animaux, je restais dans les arbres", raconte-t-il.
"Quand ma seconde mère m'a retrouvé, il ne me restait qu'une semaine de vie...". Le dispensaire estime qu'il "n'y a plus d'espoir", mais Mme Jassef refuse de se résigner, le fait soigner, puis fera les démarches pour l'adopter, bouleversant sa vie.
- Intégration -
Gaspard a toujours des troubles du sommeil "qui le bouffent", est hanté par le jour où il a dû enterrer sa mère et sa soeur.
Mais "dans mon malheur j'ai eu la grande chance d'avoir deux mères très aimantes", dit-il.
Malgré les traumas et le déracinement, il a brillamment réussi ses études et travaillé plusieurs années dans un think tank.
Il a co-fondé le collectif "Les adoptés du Rwanda" – qui compte une centaine de membres - "pour aider ceux qui y retournaient et échanger". Quentin Berger, éducateur spécialisé et père de famille de 42 ans, a ainsi fait plusieurs retours dans son pays natal.
Il était déjà orphelin avant le génocide, après la mort de maladie de ses parents. Il sera adopté en 1994 par un couple de Français et a depuis pris l'accent de l'est de la France...
Une intégration dans la région "pas facile", se souvient-il, confiant avoir été victime de racisme dans son village et à l'école.
A l'image d'autres orphelins qui sont retournés au Rwanda, il y a vécu des moments "incroyables", notamment quand il a pu retrouver des membres de sa famille. Mais ces retours sont à "double tranchant", dit-il avec beaucoup de sensibilité.
Il "espérait toujours" revoir son village dans la région de Ruhengeri "tel qu'il était dans sa tête" quand il a quitté le Rwanda.
"Il y a des périodes où je peux être dans la maison en France avec toute ma famille, mais ma tête n'est pas ici mais toujours là-bas... Je fais avec", confie Quentin.
"Mon quotidien est un combat", abonde Gaspard. "Parfois, j'ai l'impression que je suis très vieux..."
Comme un défi à la vie, Gaspard est chaleureux, volontiers fêtard. Il aime débattre des heures de politique française. "Mon sang et ma peau sont rwandais et je me sens pleinement français", dit-il.
Pendant des années, la question du rôle de la France avant, pendant et après le génocide des Tutsi, a été un sujet brûlant entre les deux pays.
Paris, qui entretenait des relations étroites avec le régime hutu rwandais de l'époque, a longtemps été accusé par Kigali de "complicité" dans le génocide.
En 2021, une commission d'historiens a conclu à des "responsabilités lourdes et accablantes" de la France dans le génocide des Tutsi. Ce passé entre les deux pays a tiraillé différemment ces enfants.
Peut-être que "ça a joué sur le fait de pas me sentir appartenir vraiment à 100% à la France...", confie Manzi.
Beata Umubyeyi Mairesse explique faire bien la distinction entre "la famille et les Français absolument formidables qui l'ont accueillie" et "des hommes politiques et militaires français dont les actes sont insupportables et condamnables".
A son arrivée en France, Beata a été confiée à des connaissances par sa mère, repartie dès 1994 au Rwanda pour tenter de retrouver des survivants dans sa famille. Sa famille d'accueil s'est "super bien occupée d'elle", l'a emmenée voir un psy.
Malgré les traumatismes, elle s'est "reconstruite" et a pu mener "une vie apaisée". "Bien sûr il y a un sentiment de fragilité", confie-t-elle. "Quand on a été presque exclue de l'humanité pendant un temps, je pense que cela crée presque une illégitimité à être vis-à-vis de la société; c'est un long cheminement après pour être de nouveau..."
Elle a d'ailleurs fait des choix professionnels orientés dans une "lutte contre la mort", travaillant pour des ONG et dans la lutte contre le sida, les addictions, etc...
Aujourd'hui, en tant que "Franco-Rwandaise", cette "réconciliation" entre les deux pays, c'est "la fin d'un dédoublement identitaire complexe...", relève-t-elle aussi.
- "Reconnexion" -
Pour ces témoins, cette année des 30 ans du génocide marque une étape.
A la fin de l'été 2023, Jeanne est partie se réinstaller au Rwanda, "un projet de famille" avec son mari et son jeune fils.
"A un moment donné, j'ai eu l'impression qu'il me manquait quelque chose en France", explique-t-elle depuis Kigali.
"Je voulais revivre avec ma famille et ma mère qui a plus de 80 ans, présenter le pays et ma langue à mon fils, vivre ici avec mon mari, aider peut-être à la reconstruction du pays...", explique cette femme à la personnalité chaleureuse.
Gaspard a trouvé une "forme de stabilité". Il voudrait maintenant avoir la force de retourner dans son village et comprendre ce qui est arrivé à son père.
Manzi fourmille de projets. Il a publié un roman de "futurisme africain", fondé une maison d'édition et investi dans la terre du Rwanda, pour faire pousser du piment, des pastèques, des haricots.
Trente ans après l'effroyable, "un chemin a été fait" dans sa quête d'identité. "Me reconnecter avec mes racines, ma famille, mon histoire, ça m'a aidé". Mais "se reconstruire totalement c'est un idéal qui est un peu inatteignable... ça voudrait dire qu'on n'y pense plus, que ça ne nous cause plus de chagrin...", lance-t-il.
C'est cette année que Sandrine a souhaité s'engager davantage pour le devoir de mémoire: elle a rejoint l'association de la diaspora rwandaise de Toulouse.
Elle réfléchit à aller voir un psy: "Il me manque des souvenirs sur ce qui s'est passé en 1994 et le génocide m'a aussi volé ma mémoire d'avant, celle de mes premières années..."
Parmi les choses que Beata est heureuse de retrouver au Rwanda, il y a "une certaine lumière, les paysages, des sensations premières", décrit-elle.
"A chaque retour, c'est une reconnexion avec celle que j'ai été."
lp/fg/cpy
A lire sur le même sujet l'Enquête "Sauvés du génocide par des +convois de la vie+, des enfants rwandais racontent 30 ans après", diffusé mardi 22 octobre.
H.Lagomarsino--PV