Pallade Veneta - "Rayée de la carte" : Vovtchansk, trop proche de la frontière russe

"Rayée de la carte" : Vovtchansk, trop proche de la frontière russe


"Rayée de la carte" : Vovtchansk, trop proche de la frontière russe
"Rayée de la carte" : Vovtchansk, trop proche de la frontière russe / Photo: Handout - Armed Forces of Ukraine/AFP

"S’il y avait quelque chose de particulier à Vovtchansk ? Mais vous n’y êtes donc jamais allé ?", s'indigne Nelia Stryjakova, une ancienne bibliothécaire de cette petite ville du nord-est de l'Ukraine.

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Impossible, la cité est bombardée depuis des mois et cible depuis le 10 mai d'un assaut de l'armée russe d'une rare intensité : "On peut dire que la ville n'existe presque plus", constate de manière clinique son maire Tamaz Gambarachvili, de son bureau de fortune installé à Kharkiv, à 68 km au sud-ouest.

Vovtchansk est une localité sans histoire mais avec une géographie : cinq kilomètres la séparent de la frontière russe, une proximité qui a scellé son destin. C’est un paysage lunaire fait de ruines sur plusieurs kilomètres à la ronde que montrent des images tournées par des drones militaires ukrainiens fin mai puis début septembre.

"L’ennemi continue ses bombardements massifs et, aujourd’hui, 90% du centre-ville est rasé", poursuit M. Gambarachvili, un colosse en uniforme, officiellement toujours chef de l’administration civile et militaire de la communauté urbaine de Vovtchansk.

- Immeuble après immeuble -

Des journalistes de l’AFP à Kharkiv, Kiev et Paris se sont associés à Bellingcat, un collectif indépendant enquêtant grâce à l’Open Source Intelligence (Osint, utilisant investigation numérique et données publiques) pour raconter comment, immeuble après immeuble, quasiment toute une ville a été rayée de la carte en quelques semaines.

Pour être précis, 60% de Vovtchansk était totalement détruit et 18% partiellement fin septembre 2024, selon une analyse systématique d'images satellitaires réalisée par Bellingcat. Le chiffre est beaucoup plus élevé si on s'en tient au seul centre-ville, au nord de la Vovtcha, la rivière qui traverse la cité.

Cette ville d’environ 20.000 âmes avant-guerre ne vit plus que dans la mémoire de ses habitants qui ont survécu et se sont réfugiés à Kharkiv où l'AFP les a interrogés.

"Il y avait une école technique, une école médicale, sept écoles (d'enseignement général), de nombreuses crèches. Combien avait-on d’usines ? Une usine d'extraction d'huile, une fabrique de beurre, une menuiserie et une seule des deux usines d’Ukraine fabriquant des charriots (utilisés dans le tournage de films d'époque). Nous étions même intéressants, à notre manière", insiste Mme Stryjakova.

A quoi il faut ajouter un hôpital régional (reconstruit en 2017 avec près de dix millions d’euros en provenance d'Allemagne), une église pleine à craquer aux grandes occasions.

- Mal défendue -

Après le début de l'invasion de l'Ukraine par l'armée russe le 24 février 2022, Vovtchansk a rapidement été occupée avant d'être reconquise par les forces ukrainiennes à l’automne de la même année.

Depuis, la cité essuyait les tirs réguliers de l’artillerie russe. Mais c'est une tout autre histoire qui a commencé le 10 mai dernier, jour où les militaires russes ont ouvert un nouveau front en attaquant, à partir de la frontière nord, la région de Kharkiv, la deuxième ville d'Ukraine.

Par pure coïncidence, c’est à Vovtchansk, considérée comme un endroit calme, que reprend des forces la 57e brigade ukrainienne, harassée par des semaines de combats à Koupiansk, à une centaine de kilomètres plus au sud.

"Nous avons alors repéré deux transports de troupes blindés russes qui venaient de traverser la frontière", se souvient Denys Yaroslavsky, le chef de l'unité de reconnaissance de la brigade.

Moscou vient alors de déclencher une de ses offensives les plus intenses depuis le début de la guerre, mobilisant sans doute plusieurs milliers de soldats, selon Kiev.

"Il n’y avait pas de fortifications, pas de mines" pour freiner la progression ennemie, découvre alors le lieutenant Yaroslavsky . "17.000 personnes ont perdu leur maison et pourquoi ? Parce que quelqu’un n’a pas construit de fortifications", fulmine l’officier de 42 ans, qui dénonce "de la négligence ou de la corruption".

Dans le centre-ville, l'usine de pièces détachées pour machinerie hydraulique, Agregatny Zavod, un établissement à finalité duale bâti en 1970, donc à l'époque soviétique, fait l'objet de féroces combats.

Le président Volodymyr Zelensky annule un déplacement à l'étranger pour se rendre d’urgence à Kharkiv le 16 mai. L’armée russe a avancé de cinq à dix kilomètres, reconnaît-il.

Les habitants de Vovtchansk, quant à eux, basculent en enfer.

- "Des drones comme des moustiques" -

"Après le 10 mai, les Russes ont commencé à bombarder", raconte Galyna Jarova, 50 ans, une native de Vovtchansk qui habitait 16-A rue Stepova. L'immeuble n’est plus que décombres aujourd’hui, d'après les images analysées par Bellingcat et l’AFP.

"Nous étions juste sur la ligne de front, vous comprenez ? Personne ne pouvait venir nous sortir de là".

"Tous les bâtiments ont brûlé et nous sommes descendus dans une cave. Nous y sommes restés entassés jusqu’au 3 juin", poursuit son mari Viktor, 65 ans.

Le couple décide ce jour-là de fuir à pied. "Les drones volaient (autour de nous) comme des guêpes, comme des moustiques", se souvient Mme Jarova. Ils marchent pendant plusieurs kilomètres avant d’être pris en charge par des volontaires ukrainiens.

Disputée par les deux armées, l’usine Agregatny Zavod, où ils étaient tous deux employés, est aujourd'hui elle aussi en ruine.

Dans la bibliothèque municipale du 8 rue Tokhova, que dirigeait depuis cinq ans Nelia Stryjakova, les 125.000 livres en russe et en ukrainien sont partis en fumée.

"La ville était belle. Les gens étaient beaux. Nous avions tout. Personne n'aurait pu imaginer qu’en seulement cinq jours, nous serions rayés de la surface de la terre", soupire cette dame de 61 ans au regard vif.

Pire même qu'à Bakhmout, une ville de l'est de l'Ukraine conquise par les Russes en mai 2023 et théâtre d'affrontements parmi les plus violents en deux ans et demi de guerre, estime le lieutenant Yaroslavsky.

"J'y étais et je sais comment les combats s’y sont déroulés. Ce qui s’est passé à Bakhmout en deux à trois mois a pris seulement deux à trois semaines à Vovtchansk", affirme-t-il.

"Nous contrôlons aujourd’hui la cité, poursuit-il avec amertume, mais ce que nous contrôlons est un tas de ruines."

Le ministère russe de la Défense n’a pas répondu aux questions de l'AFP sur sa version des combats à Vovtchansk.

- Combien de tués ? -

Blessé par un éclat d’obus à la jambe le 16 mai pendant qu’il dirige l'évacuation de ses administrés, M. Gambarachvili secoue la tête pour dire son impuissance quand on lui demande d’évaluer le nombre des civils tués. Des dizaines sans doute, dit-on.

Plus, qui sait ? Il restait à Vovtchansk environ 4.000 personnes le 10 mai, selon le responsable local, la plupart des familles avec enfants ayant été évacuées depuis plusieurs mois déjà.

A la tête d’une clinique privée de Kharkiv, Kira Djafarova, 57 ans, suppose que sa mère Valentina Radionova est depuis longtemps morte, au 40 rue Doukhovna, une petite maison au potager amoureusement entretenu.

Leur dernière conversation téléphonique remonte au 17 mai. "A 85 ans, je ne vais plus nulle part", avait alors répété Valentina.

Images satellitaires recueillies par Bellingcat et témoins directs ont confirmé que la maison avait été totalement détruite. "Depuis, j’ai compris que c’était fini", souffle Kira qui a donné son ADN pour une éventuelle identification, lorsque les combats finiront.

Une ironie particulièrement cruelle veut que Mme Radionova, de nationalité russe, se soit installée en 2015 à Vovtchansk pour être à équidistance entre ses deux enfants brouillés : Kira, la psychiatre présente depuis 35 ans à Kharkiv, devenue ukrainienne de cœur et depuis deux ans de nationalité; et son frère aîné, considéré comme étant favorable au président russe Vladimir Poutine et resté à Belgorod, le berceau familial et la première grande ville russe de l’autre côté de la frontière.

Kira ne prononce plus le prénom de celui qu'elle appelle seulement son "ancien frère" - que l’AFP n’a pas été en mesure de le contacter.

Mort également Volodymyr Zymovsky, 70 ans. Le 16 mai, il décide de fuir le déluge de feu en voiture avec sa mère de 83 ans, sa femme Raïssa et un voisin. Le mari s’effondre au volant au bout de quelques minutes, sa mère également, tués "plus que certainement par un tireur embusqué russe", raconte Raïssa.

Sous le sifflement des balles, cette ex-puéricultrice de 59 ans n’a que le temps de s’extirper du véhicule. Elle est arrêtée par des soldats russes, détenue deux jours. Elle parvient à s’échapper, se cache dans la cave d'un voisin pendant une nuit, fuit par la forêt.

- Enterrer ses morts -

Cette odyssée entre vie et mort, cette blonde aux yeux bleus en parle d’une voix douce, posée. Une seule chose semble lui importer : retrouver les corps de son mari et de sa belle-mère, pour leur donner une sépulture digne de ce nom.

Car une rumeur court parmi les réfugiés : les cadavres qui jonchaient depuis des jours les rues de Vovtchansk auraient été jetés dans une fosse commune, à la faveur d’une suspension des combats. Par qui ? Où ? Impossible à ce jour d’en savoir plus.

Des civils vivants encore à Vovtchansk, il en reste une poignée. Personne ne sait combien. Oleksandre Garlytchev, 70 ans, assure en avoir vu au moins trois, quand il s’est rendu dans son ancien appartement mi-septembre, pour y récupérer quelques affaires, à vélo pour plus de sécurité.

M. Garlytchev habitait, il est vrai, au 10-A chaussée Roubiejanskoe, dans un quartier relativement épargné du sud de la ville, qu’il n’a quitté que le 10 août.

A Vovtchansk, avant le début des affrontements dans la région orientale du Donbass en 2014, les échanges frontaliers étaient quotidiens, des Russes arpentaient les allées de ses marchés.

Plus de la moitié des familles d’Ukraine orientale ont des parents russes. "Il y a beaucoup de familles mélangées. Parents, enfants, nous sommes tous liés. Et maintenant nous sommes devenus des ennemis", lâche Mme Stryjakova.

Quand on demande à Raïssa Zymovska, une chrétienne fervente, si elle peut pardonner au meurtrier de son mari, son silence paraît interminable. Et puis, un murmure : "Je ne sais pas, vraiment pas. En tant que chrétienne oui mais en tant qu’être humain… Que dire ?". 

U.Paccione--PV